Le Toucher par David Le Breton
Extrait de son livre "Anthropologie du Corps et Modernité"
Voici un extrait de son livre [1] que je trouve magnifique de par l’horizon qu’il élargit sur notre connaissance, perception du corps.
Toucher
Le toucher est un autre fil rouge de la sensorialité quotidienne. La main ne sent pas seulement une empreinte de l’objet, elle perçoit aussi sa chaleur, son volume, son poids, sa texture, et dans le contact elle éprouve le plaisir ou la douleur, le chaud ou le froid, le dur ou le mou. Allant au-devant de l’objet, la main émancipe le toucher du reste de la peau. D’innombrables contacts, à commencer par la nécessité de garder les pieds sur terre, alimentent le rapport aux autres ou aux objets. Même si le toucher, comme l’olfaction, est un sens dénigré par nos sociétés, on ne saurait pourtant vivre sans lui. On peut être aveugle, sourd, anosmique et continuer à vivre, mais la disparition des sensations tactiles signe la perte de l’autonomie personnelle, la paralysie de la volonté et sa délégation à d’autres personnes. L’homme est impuissant à se mouvoir s’il n’éprouve la solidité de ses mouvements et la tangibilité de son environnement.
La disparition du toucher prive de la jouissance du monde et induit l’encombrement dans un corps devenu pesant et inutile. L’anesthésie cutanée bouleverse le geste, rend les membres de marbre et provoque la maladresse. Sans point d’appui, sans limite autour de soi pour ressaisir le sens de la présence, l’homme se dissout dans l’espace il glisse en apesanteur. Seul sens indispensable à la vie, le toucher est la souche fondatrice du rapport de l’homme au monde. Le toucher est souvent associé au sens du réel. Si l’on ne touche pas les choses, elles demeurent encore un peu fictives. Le rêveur cherche à se pincer pour se convaincre de son état. Le contact avec l’objet est un rappel d’extériorité des choses ou des autres, une frontière sans cesse déplacée qui procure au sujet le sentiment de son existence propre, d’une différence qui le met à la fois face au monde et immergé en lui.
[1] Le Breton, D. (1990). Anthropologie du corps et modernité. Lectures, Les rééditions.